2 janvier 1966, l’horreur et le cynisme à ciel ouvert au Congo
En ce jeudi 2 juin 1966, l’aube se lève sur l’une des plus sinistres journées du long règne de Mobutu. Une journée d’effroi qui va frapper les esprits et pétrifier les cœurs. Une journée lugubre où la peur s’empara du Congo, et s’y installa pour longtemps.
Avant l’aurore, une marée humaine commence à cheminer vers la grande place pond Cabu à Kinshasa. Devant plusieurs spectateurs bien conditionnés par les services de communication et des Relations publiques de celui qui voulait à tout prix être craint par son peuple.
On aurait pu croire que cette population à majorité chrétienne se regroupait pour clôturer les fêtes de la pentecôte !
La propagande officielle a fait son travail. La journée est chômée. Comme un corps dont le sang aurait afflué en son cœur, la ville paraît tout entière rassemblée sur ce terrain en friche; l’emplacement actuel du stade des Martyrs de Kinshasa. Ailleurs, les rues sont désertes, les magasins fermés, la circulation est nulle.
L’horreur et le cynisme à ciel ouvert
On estime la foule à plusieurs milliers de personnes. C’est le plus grand rassemblement de l’histoire à l’époque au Congo. Tous les yeux sont braqués sur le centre de la place où se trouve une estrade surmontée d’une potence. Des camions, du General Bobozo, chef d’État-major général de l’armée, bondés de soldats attendent. Une fanfare joue des marches militaires. Soudain, le bourreau apparaît, revêtu d’une étrange robe noire, les traits dissimulés sous un ample capuchon, noir lui aussi. Il gravit, le premier, l’escalier menant à la plate-forme de la potence. Il domine la scène de toute sa stature.
Général d’Armée Bobozo Salelo Ndembo Aduluma
Le drame qui s’annonce ce jour-là, s’était noué plusieurs mois à l’avance
Le Cynisme de Mobutu pour assoir son pouvoir
Dès le départ de son régime, au lendemain du coup d’État du 24 novembre 1965, le jeune lieutenant-général Mobutu ne fait pas mystère de sa vision du pouvoir : ce sera un régime fort. Très rapidement, il interdit tous les partis politiques pour cinq ans. Deux jours après, il promulgue une ordonnance-loi, qui lui donne le droit de prendre par ordonnances-lois des mesures qui sont du domaine de la loi. Toutefois, ces ordonnances-lois seront soumises au Parlement dans les deux mois pour approbation.
Le même jour, il prend une ordonnance-loi qui étend la compétence des juridictions militaires aux infractions relevant de l’abus du pouvoir, de la corruption. Il diminue les émoluments du personnel politique et de la haute administration : il tient à « balayer la politicaille ».
Général Joseph Désiré Mobutu
Le 7 mars 1966, Mobutu supprime l’obligation qu’il s’était lui-même faite de soumettre ses ordonnances-lois à l’une des chambres législatives dans les deux mois pour confirmation. S’exprimant devant les deux chambres réunies, il accuse les parlementaires d’avoir abusé de sa confiance et d’avoir fait usage du droit de regard qui leur était laissé sur les ordonnances-lois pour les annuler, alors qu’elles n’avaient qu’un seul but : le bien de la nation. Le mécontentement est général parmi les parlementaires. Beaucoup se taisent au risque de se mettre à dos le général Mobutu.
Mais quelques courageux vont élever le ton. Le sénateur Emile Zola interviendra par motion, pour demander quel rôle jouerait encore le Parlement dans ces conditions : il est fortement applaudi et appuyé par le sénateur Emmanuel Bamba. Pour ce dignitaire de l’Église kimbanguiste : « Il est temps de sortir des lâchetés hypocrites ».
À partir de ce jour-là, beaucoup d’hommes politiques vont discuter des possibilités d’écarter Mobutu. Dans ces cercles de discussion se retrouvent aussi des officiers militaires. En réalité, tous ces officiers militaires n’étaient que des appâts pour mieux piéger les politiciens et les pousser à aller plus loin dans la conjuration. A travers eux, Mobutu était régulièrement informé de tous ces contacts.
Une machination diabolique
L’autocratie de Mobutu inquiète nombre de parlementaires réduits au chômage technique. Trois d’entre eux, Jérôme Anany, Emmanuel Bamba et Alexandre Mahamba, ont été ministres dans le gouvernement de Cyrille Adoula. Le quatrième, Évariste Kimba, était le chef du dernier gouvernement civil avant le coup d’État. Bamba est en outre le fils spirituel du prophète Simon Kimbangu, fondateur de la plus influente Église indépendante chrétienne du Congo, de type messianique, qui regroupe quatre millions de fidèles. Le kimbanguisme, persécuté à l’époque coloniale, est une puissance redoutée du pouvoir. Bamba, adepte de la non-violence, a passé plus de dix ans dans un camp de concentration avant l’indépendance. Cet homme charismatique s’est opposé avec courage au coup d’État .
Nos quatre hommes, comme bien d’autres, aimeraient revenir au projet initial du haut commandement, qui prévoyait seulement d’installer un pouvoir d’exception temporaire supervisant l’élaboration d’une nouvelle Constitution mieux appropriée aux réalités politiques du moment, avant de restaurer une démocratie authentique.
Ils savent que certains officiers putschistes, renvoyés dans leurs casernes, et frustrés que Mobutu ait confisqué tous les pouvoirs, partagent leur mécontentement. Bamba n’est donc pas trop surpris lorsqu’il est approché par un haut gradé, le major Pierre Efomi, commandant de l’Unité Côtière de Matadi à l’époque, qui lui fait part de ses griefs et lui demande conseil. Contacté ensuite par le colonel Alphonse Bangala, gouverneur de Kinshasa, qui lui tient le même discours, il en informe ses amis.
Général de Brigade Bangala Oto wa Ngama
Le Sénateur Bamba ne doute pas un seul instant, que ces officiers qui lui promettent appuie logistique ne sont en réalité qu'une équipe de jeunes officiers envoyés par le général Mobutu pour les piéger. Sous la supervision directe du colonel Bangala, ce groupe d'officiers était composé, outre le Major EFOMI, des colonels TOKPUI et KWIMA, des Majors MWARABU et TSHIKEVA.
Les militaires entraînèrent les infortunés civils à des réunions, dans une maison privée à Bongolo et à N’sele. Mais, constatant un certain relâchement, le Général BOBOZO, à qui les Officiers rendaient régulièrement compte, ordonna de faire diligence.
C’est ainsi que le Général BANGALA convoque la dernière réunion, tenue à sa résidence officielle le dimanche 29 mai 1966. Il alla jusqu’à prendre les infortunés à leurs domiciles. Madame LUKUNGA BAMBA, nièce du sénateur BAMBA, affirme, avoir vu le Colonel BANGALA dans sa voiture officielle au domicile de son oncle, dans la soirée du dimanche 29 mai 1966. Emmanuel BAMBA qui se trouvait déjà en pyjama dans sa chambre à coucher, fut obligé de suivre le Colonel, sur insistance de ce dernier.
Ils ignorent évidemment que leur hôte est le principal instrument de la machination tissée par Mobutu. Cette ultime réunion se tient à la résidence du colonel Bangala au quartier Parc Hembrise, à Ma Campagne. Dans le jardin de la villa où tous ces conjurés établissent le dernier plan d’action, sont cachés des commandos. D’autres, déguisés en domestiques, servent la bière. Cette réunion qui avait débuté à 20 heures continuait encore vers une heure du matin. Bangala et ses complices sont pressés. Ils veulent passer aux actes. Ils obligent les politiciens à rédiger un bref projet de proclamation et à établir une liste de civils aptes à former un nouveau gouvernement. Lorsque ceux-ci ont achevé leur tâche, le piège se referme sur eux. Leurs interlocuteurs changent brutalement d’attitude. Ils crient au complot et se transforment en bourreaux
Arrestation
Trahis, battus, les politiciens sont conduits devant Mobutu qui se moque d’eux. Pieds nus, en guenilles, ils portent les traces des sévices subis. Plus tard, ils comparaissent devant le président et ses ministres siégeant en session extraordinaire. Les mains liées derrière le dos, le visage marqué d’ecchymoses, ils ont l’air abattu. Aucun journaliste ni photographe étranger n’assiste à cet interrogatoire.
Au matin du 30 mai, lundi de Pentecôte, Mobutu, la voix vibrante de colère et d’émotion, adresse au peuple un message radiodiffusé : « Cette nuit, un complot dirigé contre ma personne et le nouveau régime a été ourdi par quelques politiciens irresponsables. Ils ont été arrêtés et seront traduits en justice pour haute trahison. Ce complot a été déjoué grâce à la vigilance et à la loyauté des membres de l’Armée nationale congolaise. » Il invite ses compatriotes à garder leur « calme » et leur « sang-froid » pour démontrer leur fidélité au régime et leur désapprobation à l’égard de ces traîtres « poussés par l’appât du gain ». Et il ajoute : « Faites confiance à la justice.
Le même jour, une rumeur se répand dans Kinshasa : les quatre prétendus « conjurés » seront pendus haut et court. Le secrétaire d’État à l’Information, Jean-Jacques Kandé, naguère journaliste à L’Avenir comme Mobutu, n’a-t-il pas déclaré, le matin même : « Messieurs Kimba, Anany, Bamba et Mahamba vont comparaître devant un tribunal militaire qui les condamnera à mort et ils seront pendus. C’est proclamer le châtiment avant l’ouverture de la moindre instruction, laquelle n’aura jamais lieu. Rarement un procès n’aura autant ressemblé à un assassinat programmé. Un « tribunal militaire d’exception » est créé sur-le-champ. Les trois juges, un général et deux colonels, nommés par Mobutu, lui sont dévoués corps et âme Il n’y aura ni réquisitoire, ni avocats, ni inculpation précise, ni procédure d’appel. Les sentences seront immédiatement exécutables. Kandé précise que quatre ambassades sont mêlées au complot. Un diplomate belge est expulsé.
Une caricature de procèS
Le lendemain 31 mai, le tribunal se réunit en plein air, sous une chaleur suffocante, devant le mess des officiers, au camp Kokolo. Les juges, officiers supérieurs NKULUFA LOMBINDO, INGILA GRIMA et MALILA-MA KENDE sont assis derrière une table. Quatre sièges leur font face, où les prévenus s’assoient à leur tour, pieds nus, les avant-bras enserrés par de grosses cordes, les vêtements fripés et sales.
Général de Corps d’Armée Ingila Grima Colonel Malila-Ma Kende
Général NKULUFA LOMBINDO
Plusieurs micros retransmettent leurs propos à de gros haut-parleurs accrochés à des palmiers. Tout autour, une masse compacte de badauds, très bruyante, est estimée à vingt mille personnes. L’interrogatoire des quatre hommes ne prendra qu’une heure et demie. Ceux-ci plaident non coupables. Ils admettent avoir cherché les moyens de remplacer le nouveau régime par un gouvernement provisoire, mais assurent n’avoir jamais voulu tuer quiconque. Ce sont les militaires, soulignent-ils, qui les ont poussés à agir. Bamba affirme avoir toujours insisté pour que leur action n’entraîne aucune perte de vie humaine. Anany précise qu’avant la soirée fatale chez Bangala, il n’avait pas assisté à la moindre réunion. Les quatre prévenus sont sans illusion sur leur sort mais ils se défendent dignement. Leurs paroles se perdent parfois dans les bruits de la foule que les gendarmes et les para-commandos peinent à contenir. Lorsque les accusés demandent qu’on les confronte aux militaires pour que la vérité jaillisse, le président se fâche et abrège, de manière martiale, ce simulacre de procès : « Messieurs, nous sommes devant le tribunal de guerre, ce n’est pas pour discuter. Nous sommes ici pour punir quelqu’un, donc, le tribunal militaire ne demande [sic] pas beaucoup de temps. Maintenant, en tant que président, nous allons nous retirer pour mettre les choses au point. » La délibération du jury dure six minutes. Et le verdict, annoncé en français, est sans surprise : la mort pour les quatre prévenus. Les condamnés l’écoutent sans broncher, le regard un peu perdu. Un bref silence, quelques applaudissements. La sentence est répétée en lingala, la langue la plus parlée au Congo. Une véritable ovation s’élève. La foule s’agite, hurle, s’exalte. À coup de matraques, le service d’ordre se fraie un chemin vers un véhicule, au milieu d’une double haie de bouches qui insultent et de bras qui menacent. Les voici donc maintenant au pied de la potence. Le général Louis Bobozo, chef de l’armée et oncle de Mobutu, fait partie de l’assistance. Devant le gibet, deux femmes, échevelées, la poitrine dénudée, sanglotent, avec leurs quatre enfants. Il faut les écarter. C’est la famille de l’un des condamnés. Un officier lit rapidement la sentence. Près de lui se tiennent trois médecins vêtus de blanc. Un homme de grande taille, la tête entièrement couverte d’une cagoule noire, monte sur l’échafaud. Il ne porte pour tout vêtement qu’un short bleu. Des exclamations fusent : « C’est Kimba ! » Le bourreau fait un geste bref, la trappe se dérobe, la corde se tend, le corps se raidit. Quelques cris aigus jaillissent de la foule. Les trois autres condamnés assistent au supplice à bord d’une Jeep en attendant leur tour. Même scène pour Emmanuel Bamba. Entre deux pendaisons, la fanfare joue.
La foule en panique
L’agonie du troisième, Jérôme Anany, est infiniment plus longue. Le corps tressaute ; les convulsions se poursuivent ; le spectacle devient insoutenable. La foule est hébétée. Plus un mot n’est prononcé. La lutte contre la mort dure une vingtaine de minutes avant que le cadavre ne rejoigne son cercueil de bois blanc, près de ceux de ses compagnons. Soudain, au moment où le bourreau passe la corde au cou du dernier supplicié, Alexandre Mahamba, une brusque poussée se produit dans la foule qui rompt le barrage de police autour de la potence. Des gens déferlent, culbutent, se précipitent en furie vers l’estrade. Il s’ensuit, par contrecoup, une brève et violente panique parmi les spectateurs qui se trouvent de l’autre côté de la potence et s’efforcent de prendre la fuite. Dans le sauve-qui-peut général, hommes, femmes, enfants tombent et sont piétinés. Les soldats arment leurs mitraillettes et font face à la foule. Craignant que les militaires n’ouvrent le feu, celle-ci se disperse en tous sens. En quelques minutes, la place se vide d’au moins cinquante mille personnes. Il ne reste plus que des corps étendus, hurlant de souffrance et de terreur, et des chaussures éparpillées. Ignorant l’incident, le bourreau achève tranquillement son office. Le dernier condamné cesse de vivre. Des Jeep emportent les cercueils. Sur le passage du convoi mortuaire, les gens fuient. La haine qui avait entouré le procès de l’avant-veille laisse place à l’effroi. Le Congo a connu mille drames depuis 1960, mais c’est la première fois qu’on y exécute des hommes politiques.
La stupeur est d’autant plus vive que beaucoup de Congolais croyaient à une grâce présidentielle de dernière minute. Les démarches en ce sens émanant des capitales occidentales furent nombreuses. Le pape Paul VI avait téléphoné à Mobutu ; l’ambassadeur américain l’avait appelé au milieu de la nuit ; Larry Devlin, l’ami de la CIA, lui avait demandé de commuer la sentence. Rien n’y fit. Mobutu a-t-il hésité ? Aurait-il, comme l’ont rapporté certains témoins, été empêché de faire machine arrière par le haut commandement. Pendant plusieurs jours, il avait refusé de voir sa femme, de peur qu’elle ne le fasse changer d’avis. Son médecin personnel, l’Américain William Close, lui rend visite dans sa chambre, la veille de l’exécution. Il le décrira, le regard perdu à sa fenêtre, l’informant des demandes de grâce et semblant peser le pour et le contre. Sur la table de chevet veille Le Prince de Machiavel, dont il suivra le conseil : être craint plutôt qu’aimé.
À cette époque, Mobutu n’a pas encore consolidé son régime. Son autorité reste fragile. En effrayant les esprits et les cœurs, sans crainte de profaner une fête chrétienne dans ce pays très catholique, il fait savoir qu’il a pouvoir de vie ou de mort sur chacun. Ce message s’adresse à tous, politiciens, militaires, intellectuels, militants et menu peuple. Comme l’observe le journaliste belge Viktor Rousseau, les pendus de la Pentecôte sont originaires de quatre grandes régions du pays : Anany de l’Équateur (il est né à Lisala, comme Mobutu), Kimba du Katanga, Mahamba du Sud-Kivu, Bamba, le kibanguiste, du Bas-Congo : « Par cet acte aussi cruel que spectaculaire, Mobutu fait taire l’opposition pour longtemps. Il faudra attendre 1980 pour qu’elle ose enfin relever la tête et dénoncer publiquement le régime. »
14Évoquant cet épisode, Aubert Mukendi, mathématicien et adversaire du régime, souligne la perversité de Mobutu, en référence au léopard : « Cet animal n’attaque pas de face. Il est dans l’arbre. Il saute sur sa proie. Mobutu parle comme un homme, mais c’est un fauve, un félin » Le colonel belge John Powis de Tenbossche, homme de confiance du président, tout en déplorant ce procès « malheureux, bâclé », compare la quadruple pendaison de Kinshasa à l’« assassinat du duc d’Enghien dans les fossés du château de Vincennes » [ce prince de sang royal fut exécuté pour complot le 21 mars 1804 sur ordre du premier consul Napoléon Bonaparte]. Il ajoute, non sans cynisme : « Comme Bonaparte, Mobutu s’est affirmé comme le chef avec qui il ne fallait pas rigoler. On a été tranquille pendant pratiquement trente ans »
Aujourd'hui la RDC
55 ans après, ces événements marquent encore l'imaginaire de tout un peuple. Une armée au pas, au pas du chef et encore, beaucoup de craintes, cachées derrière une vénération à outrance du chef. Le complot semble aussi avoir été érigé en mode politique pour éliminer ses adversaires et pourtant, le stade de Martyr, au coeur de la ville province de Kinshasa est la pour nous rappeler de la vanité du cynisme en politique.
DBL
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